Lune amère

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Sara Hussami gr.208

Texte libre de français

 

          Lune amère

 

Contrairement aux autres vétustes que je connais je ne fais pas la discussion au boulanger du quartier quand je m’en vais quérir le pain dimanche matin. Bien que cela fasse plus de dix-huit ans que mon pain se pétrit (sûrement avec beaucoup d’habilités) entre ses mains. En dehors de ça, j’ai horreur des animaux. C’est infect, c’est collant et ça se montre dangereux de façon soudaine. Cela dit, curieusement c’est souvent la principale compagnie donnée aux personnes de mon âge.

J’ai tendance à éructer des paroles abruptes à la dame mesquine qui vient me faire la toilette; chaque matin, à six heures, pour éviter que je ne pourrisse dans mes excréments. J’éprouve un mépris profond pour cette femme qui m’humilie sans la moindre humanité, mais, que voulez-vous, quand cela fait plus quatre-vingts ans qu’on est de ce monde, il y a de fortes chance que nos membres ne servent qu’à orner notre corps vieilli et maltraité par le temps. Vous savez, l’homme a beau se forcer à préserver une certaine liberté, les besoins de la nature le rattraperont toujours.

Peu de mes activités représentent un réel plaisir pour moi. Les seules choses qui ne me rebutent pas sont la lecture et l’écriture. Encore que, je commence à montrer des signes d’éreintement en ce qui concerne la deuxième. Comme vous le constatez, je ne suis pas quelqu’un digne de vous divertir ou de vous apporter quoi que ce soit, par conséquent si vous ne voulez pas vous ennuyez profondément je vous conseille de conclure votre lecture ici même. Pour les plus désireux de connaître ma pitoyable vie de vieillard lambda, je me permets de poursuivre, en essayant de rendre cela le moins soporifique possible, car quoi de plus narcotique que de devoir lire sans y consentir.

Je tenterai donc d’écrire cela de façon burlesque et originale.

Pourquoi vous faire lire ma vie d’ailleurs? Pour espérer traverser le temps avec mes écrits, ou pour tout simplement égayer une existence qui jusqu’ici s’est montrée plus fastidieuse qu’autre chose, ou bien pour communiquer avec l’autre. Chose que je ne fais plus depuis bien longtemps. D’ailleurs, comment un vieil homme comme moi peut encore avoir la force d’écrire ? Je me le demande bien. Si vous voulez savoir, je n’ai pas de femme. Ni d’enfants. Encore moins de petits enfants.

J’ai toujours présenté un mépris pour l’amour et je ne compte pas renouveler l’expérience.

Ah ! Je me suis trahi. Car oui, je vous l’avoue, j’ai aimé. Cela vous intrigue ?

Sachez qu’il fût un temps, chaque petite ingénue qui croisait mon chemin ne pouvait me résister ; moi non plus je ne pouvais me retenir d’aller à l’aventure de ces dames. J’ai toujours aimé avant qu’on m’aime. Mon ego vient d’être endolori, avec cette dernière phrase.

Mais rassurez-vous, tout ceci a bien changé depuis. Les seules femmes qui me décochent quelques mots sont la concierge de l’immeuble et la sordide petite femme qui me nettoie et change mes couches.

Je renifle votre pitié jusqu’ici.Votre compassion empeste de façon horrible, permettez-moi d’aérer l’air en vous disant que je suis satisfait de ce que j’ai. Après tout, seul les piteux regrettent leur jeunesse. Quoi de plus abruti qu’un jeune garçon ? Certainement une jeune fille. Je vous vois venir, avec vos discours pseudo féministes. Tout le monde approuve que la femme se satisfait d’un esprit frêle et d’une lâcheté indétrônable. Elle s’en veut d’être si laide qu’elle se sent obligée de se concevoir un nouveau visage orné d’artifices et de cosmétiques, en voilà une bien belle preuve de lâcheté. En parlant de mégères, je vous confesse que j’en ai aimé une bien plus que d’autres une seule qui a su trahir avec espièglerie ma lucidité avec comme seule arme : l’amour.

Pourquoi ne pas parler plus profondément d’amour ?

Je suis certain que c’est un sujet qui vous attire, car qui n’a jamais fait face à ce sentiment ? L’amour, quoi de plus amer, quoi de plus dangereux, de plus trompeur, de plus vil ? Aimer, c’est ce qui a de plus égoïste, aimer c’est vouloir posséder. Aimer c’est affectionner une personne parce qu’elle nous aime en retour. De plus quand celle-ci préfère chérir une autre, on n’aime plus du tout, on haït. Le pas est si mince entre les deux.

Aimer c’est agir par amour, et non par raison. Si aimer est contraire à la raison, alors aimer est synonyme de folie. Aimer c’est prendre des décisions avec le cœur et non pas avec l’ensemble de la masse nerveuse de notre boîte crânienne. Aimer c’est laisser l’autre contrôler nos sentiments, voir même notre raison de vivre. Aimer c’est être si faible qu’on ne peut contrôler nos pulsions.

Voilà pourquoi l’amour est pernicieux, il est basé sur des pulsions, et quoi de plus menaçants et d’incertains que des pulsions humaines. L’amour c’est rêvasser d’atteindre la lune et lorsque on y parvient on se rend compte qu’elle n’est pas celle qu’on aspirait.

L’amour, c’est une lune amère. C’est une illusion qui nous aveugle.

C’est très agréable l’illusion, je ne contredis pas cela, mais pour quelqu’un comme moi, homme d’une grande sagesse, je ne compte pas m’y assujettir. C’est pour cela que j’ai appris à ne plus y avoisiner. Après mes trente ans, je me suis consacré à l’écriture et à la lecture, j’avais une soif d’érudition, envie de tout connaître, de tout remettre en question. J’ai permuté l’amour pour la connaissance, elle ne m’a jamais trahi, nonobstant que je me suis transformé en pierre sans coeur. Je ne peux guère m’encenser d’avoir un tableau de chasse à la hauteur des hommes de mon âge, mais jaspiner donc à propos de littérature, de psychologie et de philosophie, je conviens que je débattrai avec plaisir. Car après tout, la seule femme que j’ai toujours su combler, c’est ma lucidité, ennemie fatale de l’amertume lunaire.

Sara HUSSAMI

Eleve au college Rousseau

Geneve le 13 dec 2009